To go or not to go?
Une fois de plus, la chance est de notre côté: le Cap-Vert rouvre ses portes fin octobre, nous décidons donc d'y faire escale. Ce n'est pas sans débattre de l'intérêt de cette halte, car nous sommes déjà “en retard” par rapport à notre programme prévisionnel, et un stop sur ces îles situées en face du Sénégal nous embarque dans un “double départ en transat”. En effet, les 3 premiers jours d'une longue traversée sont éprouvants pour le corps, pas encore calé sur un rythme polyphasique de sommeil. Passer par le Cap-Vert signifie donc vivre 2 fois cette adaptation toujours un peu pénible, surtout en équipage réduit.
Cela dit, l'attraction est trop forte: paraît-il que le Cap-Vert est l'escale la plus exotique d'un tour de l'Atlantique classique. Sans compter que cela nous raccourcit la transatlantique. Au départ des Canaries, une transat dure environ 3 semaines et passe à 200-300 milles nautiques du Cap-Vert: nous tranchons rapidement, autant passer les fêtes de fin d'année à terre et goûter aux saveurs d'Afrique!
788 milles nous attendent, soit 5 jours de traversée. Pour la transat', il nous restera 2000 milles à faire en route directe.
La rencontre “coup de pouce” avant le départ
Comme d'habitude, c'est le branle-bas de combat avant le départ: vérifications sur le bateau, préparation des sacs de survie de manière un peu plus rigoureuse que les traversées précédentes, configuration du téléphone satellite, revue de la procédure d'évacuation du navire, d'appel des secours, avitaillement, eau, gaz, téléchargement de podcasts et musiques, etc. Nous savons que cette traversée est un galop d'essai pour “la vraie” navigation, la plus mythique, celle de l'Atlantique. Nous sommes à la fois concentrés, impatients et anxieux de prendre la mer.
Comme avant la traversée du Golfe de Gascogne, où nous avions pu rencontrer Capucine Trochet, navigatrice et auteure du livre “Tara-Tari, mes ailes, ma liberté”, nous apprenons avec joie que Guirec Soudée est dans les parages! Guirec est un breton pur beurre parti à bord d'Yvinec à 20 ans, pour aller hiverner avec sa coque d'acier et sa poule Monique dans la banquise du Groënland…Saugrenue, comme idée, n'est-ce pas?
Il n'empêche que le garçon a un sacré caractère, beaucoup d'humour, et une bonne dose d'audace et de liberté dans les veines. Nous l'avions rencontré à Lille pour la projection de son film: splendide et glaçant.
Comme le personnage carbure au défi, il s'est dit “tiens, je vais traverser l'Atlantique à la rame”.
Nous apprenons que son monotype aviron océanique de 8m de long sera mis à l'eau dans le petit port de La Restinga, à El Hierro…l'île sur laquelle nous sommes! Le matin du départ, nous assistons à la mise à l'eau de l'embarcation.
Ses proches sont bien plus stressés que lui par sa périlleuse aventure, tandis que le bonhomme se sent prêt, confiant et même zen (et paraît-il que ce n'est pas un masque). Nous ne sommes peut-être pas tous faits du même cuir…
Il n'empêche que le clin d'oeil est sympathique, et nous permet de relativiser grandement notre traversée: pour nous, ce sera tout de même plus confortable et sécurisant!
Une traversée merveilleuse et éprouvante
Nous partons dans des conditions idylliques vers l'inconnu, au large des côtes africaines. Nous appareillons exactement en même temps que Khaïma, ce qui est toujours plaisant pour se sentir moins seuls au milieu de nulle part.
Laisser les Canaries derrière nous est un symbole fort: nous quittons l'Union-Européenne et allons croquer un bout de cette immense Afrique. Nous appréhendons quelque peu de croiser l'une des nombreuses barques de migrants, en route vers Les Canaries, ou à la dérive, comme cela arrive souvent…
Nous nous sentons de plus en plus “engagés” dans le tour de l'Atlantique, le système météo nous empêchant de revenir en arrière. Grâce à la découverte d'un médicament “miracle” - c'est à dire sans effet secondaires comme la somnolence -, le Stugéron, je n'ai pas le mal de mer, comme cela m'arrive parfois lors des longues navigations, avec l'appréhension de la nuit.
Nous trouvons peu à peu notre rythme, entre les repas, les premiers quarts, la lecture.
Le deuxième jour de traversée est souvent le plus dur: nous peinons à dormir la première nuit et sommes au radar le lendemain. L'enjeu est alors de se donner un coup de boost pour faire quand même des choses à bord: cuisiner, faire la vaisselle, se doucher avec son litre d'eau, jouer…
Grâce à la VHF, Khaïma nous dicte les règles du jeu d'échecs. Nous déplions le plateau magnétique acheté à Tenerife, et tous les jours, nous nous faisons la main sur ce jeu addictif et passionnant!
Le matin, quand Kévin dort, j'en profite pour faire un banana bread ou un pain de campagne.
Cela me réveille les mains et les narines, et me prémunit d'une mollesse usante pour le moral et le corps. Le système météo n'est pas tout à fait celui annoncé: nous sommes vent-arrière, la houle est croisée avec une période courte. Comprendre: le tangage est fort, à tel point que le roulis m'empêche de dormir convenablement. Lorsque Kévin est de quart, j'ai l'impression qu'une tempête sévit dehors. Mes tentatives de glisser dans le sommeil sont avortées par des secousses déstabilisantes et des craquages intempestifs, me donnant l'impression de tomber de ma couchette, voire d'un retournement du bateau. Il me suffit de jeter un oeil dehors pour me rendre compte que les conditions sont bien plus impressionnantes dedans qu'à l'extérieur. Nous désertons la cabine pour dormir chacun à notre tour dans le carré, avec la toile antiroulis. Peu à peu, nous prenons nos marques. J'essaie de me détacher de la fatigue qui s'installe, et de l'irritabilité qui va avec, ce qui n'est pas une mince affaire.
Observatoire astronomique
Heureusement, le décor est digne de l'Opéra Garnier. La nuit, surtout…la lune s'est absentée, le ciel clignote. La voûte céleste nous enrobe de son manteau noir et scintillant. Les étoiles sont de sortie, peu farouches. La contemplation du ciel étoilé est une occupation à part entière, tant le spectacle est bouleversant. Je note dans ma liste des “choses que j'aimerais faire” qu'un livre d'astronomie pour débutants nous serait utile, afin d'apprendre à distinguer d'autres constellations que la Grande Ourse, Cassiopée et Orion… Nous nous prêtons au jeu de guetter les étoiles filantes. Nul besoin d'écarquiller les yeux de longues minutes: elles viennent à nous. Incandescentes, elles traversent le ciel dans une fulgurance lumineuse. Certaines déchirent le ciel d'une rougeur de feu. C'est splendide, nous profitons du spectacle, si petits face à l'immensité infinie.
Notre sillage secoue aussi le plancton. Fluorescent, c'est un autre jeu que de le regarder s'illuminer sur notre passage. Parfois, un souffle discret parvient à nos oreilles: ce sont les dauphins, qui nagent derrière le bateau en jouant avec le plancton. Il faut alors se concentrer pour distinguer l'effet de torpille créé par le sillage du dauphin: Kévin passe des heures à l'admirer.
Les longues traversées sont un savant mélange de moments magiques, presque mystiques, avec une gestion plus terre-à-terre de soi, de son corps, de son moral, du bord.
Qui veut du poisson?
Une autre occupation consiste à surveiller de temps en temps la traîne. Sans moulinet, nous n'avons pas de signal auditif nous indiquant qu'un poisson a mordu à l'hameçon. Nous jetons donc un coup d'oeil au loin, à l'arrière du bateau, pour voir si ça frétille à la surface.
Le deuxième jour, au début d'une partie d'échecs, Kévin aperçoit des écailles jaunes métalliques s'agiter en surface. “OH, là, je crois que c'est gros!”.
Nous remballons le jeu en quelques secondes et nous attelons à la tâche: remonter cette prise qui n'a pas l'air si petite que ça…Plus elle s'approche, plus nous réalisons la taille de l'animal. Je tends à Kévin le crochet que nous avons eu la présence d'esprit d'acheter avant le départ des Canaries en cas de grosses prises: il s'en sert pour remonter à bord la Dorade Coryphène géante que nous venons de pêcher!
Abasourdis par cette prise un peu trop généreuse pour nos deux estomacs, nous ne laissons pas passer l'occasion. Après un bain de sang maîtrisé mais bien présent, Kévin met fin à ses jours, et la dépiaute en 2 bonnes heures. Au fur et à mesure que les filets s'entassent, nous nous demandons ce que nous allons faire d'autant de poisson, tout en nous confondant en excuses auprès de la pauvre bête qui a rendu l'âme, pour tant de cruauté à son égard. Le moins que l'on puisse dire est qu'une si grosse prise, ça occupe! Pêcher, dépiauter, laver le cockpit, stocker la chair, préparer un premier plat…on n'a plus le temps de s'ennuyer! Le premier soir, c'est en tartare que la daurade sera dégustée.
Pour le lendemain, ce sera un ceviche (contrairement au tartare, le poisson est cuit sous l'action du jus de citron, et est mariné avec ce qui nous tombe sous la main: huile d'olive, oignon, sauce soja, gingembre, orange…). Jour après jour, une odeur nauséabonde envahit le frigo: dès qu'on l'ouvre, une puissante effluve de dorade envahit l'habitacle. Du jus de poisson a dû se déverser un peu dans le bac…
Nous nous efforçons d'écouler le stock au fil des repas: poisson à la thaï avec du lait de coco, poisson pané, poisson au four, tout y passe. Nous sommes contents d'être venus à bout de la bestiole. Le régime alimentaire mono-poisson devenait rébarbatif à la longue! Il n'empêche, nous ne sommes pas peu fiers de cette belle prise!
L'arrivée…toujours un kiff
A l'aube, nous apercevons une forme encore floue, se mélangeant avec les nuages. Il nous faut plisser les yeux pour nous assurer que ce n'est pas un effet d'optique, mais bien la terre que nous apercevons.
Nous avons mis 5 jours et 1h pour effectuer les 788 milles, dans des conditions plutôt musclées, soit une moyenne de 6,5 noeuds. Nous avons navigué en majorité avec un ou deux ris, voire 3, sous Solent ou génois enroulé. Leçon de cette traversée: au portant, mieux vaut naviguer sous génois enroulé que sous Solent, afin de moins déséquilibrer le bateau… C'est surtout au près que l'étai largable est indispensable. Le roulis était pénible, nous retenons l'astuce pour la Transat'.
Nous avons la joie d'arriver en même temps que Khaïma, à 10 minutes près: nous avons pris des routes différentes, mais nos bateaux avancent à la même vitesse.
Harassés par cette navigation éprouvante, nous nous remettons de nos émotions en quelques jours, réalisant alors le grandiose que nous venons de vivre en mer…
A dans quelques jours pour vous partager nos découvertes colorées du Cap-Vert. Bonnes fêtes à tous!