Ça y est, nous y sommes. L'heure de départ pour la traversée la plus mythique du voyage a sonné. Le Saint Graal de tout marin s'offre à nous: à deux, nous allons traverser l'océan Atlantique à la voile!
Tandis qu'en 7h30 un vol Paris-NYC atteint sa destination, du Cap-Vert, rejoindre les Antilles nous prendra deux semaines. 2180 milles nautiques sont à parcourir en route directe. Si nous étions partis des Canaries, nous aurions mis 3 semaines. Le défi est de taille.
Partir si longtemps en mer, loin de tout, a quelque chose d'effrayant. Nous sortons toujours plus de notre zone de confort. Entre la peur de la météo, qu'il arrive quelque chose à l'un de nous deux, la crainte d'une casse matérielle sur le bateau...les spéculations vont bon train. Certaines sont rationnelles, d'autres moins.
Heureusement, après plusieurs jours de préparation vient le moment où l'on se dit "nous sommes prêts, empruntons la voie 9 ¾ pour entrer dans un monde parallèle, celui du grand large!".
Pour faire descendre de son piédestal cette traversée, rien de tel qu'un peu de rationalisation afin de prouver à nous-mêmes que, sur le principe, nous sommes capables de le faire. Si l'on convertit ce qu'une traversée de l'Atlantique représente, prenons comme ordre de grandeur les autres navigations déjà effectuées cette année. La distance d'une transat' équivaut donc à additionner:
- 2 Traversées Canaries-Cap-Vert
- 1 Golfe de Gascogne
- 1 Traversée de la Manche.
Vu comme ça, ce que l'on s'apprête à vivre n'est autre chose qu'une extension de ce que l'on a déjà vécu...en territoire encore plus hostile et engagé.
On largue les amarres, et c'est parti!
Et comme on a compris que vous aviez plutôt du temps en ce moment, vu qu'à 18h votre canapé vous attend, nous vous proposons un article plutôt copieux. A table!
La navigation
Les alizés: le doux ventilateur de la transat (en théorie)
La traversée "aller" de l'Atlantique - dans le sens Est-Ouest - est réputée facile. Le retour, quant-a-lui, est soumis à des régimes dépressionnaires bien plus capricieux et imprévisibles.
À cette période de l'année, porté par des alizés bien établis, le bateau est censé glisser tout seul sous 15 noeuds, génois tangonné, jusqu'à ce que ses passagers se retrouvent avec un Ti-punch dans une main et des accras de morue dans l'autre, à peine surpris d'être déjà arrivés de l'autre côté.
Ça...c'est en théorie.
Choisir la bonne fenêtre météo n'est pas simple, tant les conditions sont quelque peu atypiques cette année. A plusieurs reprises dans les semaines précédant notre départ, une bulle sans vent trône en plein milieu de l'océan. Elle condamne les plaisanciers engagés dans la traversée à prendre leur mal en patience, une fois englués dans "une molle" au milieu du grand bleu.
Désirant à tout prix éviter l'extension d'un séjour en pleine mer si le vent nous fait défaut, nous optons pour le menu "Mac Wind + Swell supplément roulis". Ainsi, en 13 jours, nous devrions nous aussi humecter nos lèvres dans le rhum arrangé. Deux petites semaines: cela ne semble pas si long, finalement!
Il n'empêche, ces deux semaines en mer ont probablement été notre expérience en mer la plus forte et la plus éprouvante que nous ayons jamais connue.
Les alizés : le sèche-cheveux full power de la transat (en vrai)
Qu'on se le dise: en mer, on aime le bateau, on aime être loin de tout, en autonomie totale, portés par les vents et les flots, surtout quand la mer est clémente, ordonnée et compréhensive à notre égard.
Il suffit que le vent forcisse plus que prévu, pour qu'une houle croisée et hachée se lève, obligeant l'équipage à reconsidérer sa position: finalement, je ne sais pas si j'aime tant que ça la mer et la voile. Au bout de quelques jours éprouvés par les conditions, je me mets à rêver d'un chalet rustique au pays de Heidi, d'un feu de cheminée et d'une bibliothèque grimpant jusqu'au plafond, dans laquelle piocher une BD régressive et réconfortante.
N'en voulez pas au caractère versatile de l'équipage, qui a bel et bien choisi de se mettre dans de tels draps - à 2 en plus!-, cherchez plutôt à vous imaginer les deux faces d'une pièce de monnaie:
- l'océan est lisse, bleu électrique, la couleur du ciel entre en compétition avec l'intensité de la mer, l'équipage termine une pizza câpres-anchois fait maison, tout en regardant le soleil se coucher, les étoiles se lever...tiens, Cassiopée émerge, Orion avec, la constellation du Gémeaux aussi.
- l'océan est déchaîné, il fait nuit noire. L'équipage s'apprête à prendre un 3ème ris pour faire face aux 40 nœuds de vent soudainement indiqués par l'anémomètre. Le bateau tangue, craque, l'équipage est tendu, ensommeillé, à fleur de peau. Il agit vite et bien, comme il a appris à le faire, mais commence à perdre patience, vigilance et réflexes, lassé des mouvements saccadés et parfois violents du voilier.
Si nous avons tous les deux roulé notre bosse dans de grosses conditions par le passé, nous entrons là dans une nouvelle dimension: celle où il n'y a pas de bouton "pause", pour suspendre ce brouhaha assommant.
Notre transat, c'est un peu ça. Heureusement, le scénario numéro 1 (l'océan lisse...) prend en sandwich le scénario 2 (une mer formée) au début et à la fin, d'une fine tranche de pain dans laquelle est entassée une garniture un peu trop épaisse.
Lorsque nous quittons Mindelo au Cap-Vert, les fichiers météo annoncent 2 premiers jours tranquilles voire un peu trop mous, puis l'entrée en scène d'un régime beaucoup plus costaud, générant une houle supposée assez longue.
Ce sont bien des alizés qui sont prévus, oui, ces vents portants qui nous pousseront jusqu'aux Antilles, mais force est de constater qu'ils sont plutôt de 20-30 nœuds que de 15.
Les faits
Un départ en douceur
Nous larguons les amarres en même temps que le batocopain Khaïma (on ne vous les présente plus…) et deux autres catamarans français, juste après le déjeuner du 6 janvier. Rendez-vous de l'autre côté, sur l'île de Young Island, à Saint-Vincent des Grenadines. Si on y va directement, il n'y aura pas de quarantaine à effectuer hormis un test PCR et l'attente du résultat...c'est toujours ça de pris en temps de Covid!
Étonnamment, nous ne nous sentons pas du tout stressés. Nous pouvons même dire que nous nous sentons à notre place: prêts, sereins, avides de plonger dans le grand bain.
Impatient de profiter des conditions idylliques, Khaïma sort le spi et nous devance déjà.
Après un temps pour tergiverser sur la pertinence de hisser le notre, gréer les écoutes soigneusement rangées et gonfler "la bulle" à la place du génois, nous finissons pas céder à l'appel du mimétisme. Il serait tellement élégant d'arriver en même temps à Saint-Vincent!
La glissade est franche, le moment est parfait.
Les deux premiers jours se déroulent sans encombres: les playlists sont lancées, les petits plats défilent, le sommeil vient facilement. Nous trouvons notre rythme sans peine. C'est donc ça la transat?! Honnêtement, c'est la navigation la plus simple que nous ayons jamais faite! C'est tout droit, les vents sont stables, il n'y a qu'à se laisser porter de l'autre côté, nous ne croisons personne, le risque de collision est quasi inexistant.
L'arrivée des "grains tropicaux"
C'est sans compter le durcissement des conditions et l'arrivée anticipée des grains tropicaux, auxquels nous nous attendions plutôt à l'approche des côtes antillaises.
En une journée, le vent forcit. Nous réduisons la voilure. Ou plutôt, nous l'ajustons sans cesse, pour tenter de coller au mieux aux conditions changeantes de la traversée. La journée, le ciel est plutôt dégagé. Quelques nuages se baladent dans le ciel et nous invitent à deviner leurs formes.
Sitôt la nuit arrivée, le vent se met à forcir, et le même scénario se répète toutes les nuits:
- une forte mais courte pluie arrose le pont (sortons le gel douche!)
- l'anémomètre passe de 20 nœuds à 30 voire 40 nœuds
- 10 minutes après, c'est le calme plat: le vent a baissé de volume.
Seule subsiste une houle puissante, faisant de notre carène une boîte à savon ballotée par les forces de l'Atlantique. Selon les nuits, les grains tropicaux s'enchaînent de la fin de journée au milieu de la nuit, ou se tarissent, nous laissant alors une accalmie pour reposer le corps et l'esprit. Kévin Darde, météorologue, nous explique:
Un grain est un gros nuage noir de type cumulonimbus, porté par le vent. On dit qu'il arrive par derrière quand on est à une allure portante. Il peut amener soit beaucoup de pluie, de vent, un changement de la direction de ce dernier, soit... rien du tout!
*Plus de détails sur le phénomène du grain en bas de page
Programme 60°C, tambour 2000, Coton couleur
La transat? C'est passer 2 semaines dans une machine à laver en se levant la nuit pour veiller deux bambins parfaitement éveillés...
Si nous avons tous deux une bonne capacité à prendre sur nous dans des conditions peu confortables, nous sentons bien que notre résilience en prend rapidement un coup au bout de quelques jours, avec ce tangage incessant.
Irritation et énervement se multiplient, secoués comme des pruniers que nous sommes. Mieux vaut que ça sorte. Des "j'en ai marre", "je n'en peux plus" et d'innombrables "p*****" fusent, lorsque l'on se retrouve projetés de l'autre côté de la cuisinière à la table à carte bien qu'on ait été campé sur ses appuis, ou que dans un mouvement brusque, la pâte à crêpes se déverse en partie dans l'évier.
Le roulis incessant, tout ce qui retentit, tape, cliquette, résonne, frappe...produit un vacarme permanent, jouant sur nos nerfs à la longue.
Je subis davantage le roulis pendant la nuit que Kévin, néanmoins atteint par procuration de mon manque de sommeil . Rien ne sert de lutter, on le sait pourtant. On lutte alors pour ne plus lutter, on s'entraîne à accepter, à accueillir, à relativiser.
La nuit surtout, nous avons l'impression qu'une mauvaise fée se penche sur notre berceau, l'actionnant sans répit de droite à gauche, dans un mouvement de balancier un peu trop prononcé. Les tentatives de me caler dans la couchette sont peine perdue. En phase d'endormissement, la sensation de débouler tout schuss sur une piste noire me saisit. Parfois, la secousse est telle que je me retourne comme une crêpe. Et voilà qu'on me grignote encore des minutes de repos sur mes 3 heures de sommeil. Cela ne s'arrête donc jamais! C'est un peu mieux dans le carré, calée dans la toile anti-roulis, mais c'est la place du responsable de quart qui a aussi le droit de se reposer.
Dès que le jour décline, nous nous relayons avec Kévin, car oui, les 4000m de fond de l'Atlantique sont un peu trop profonds pour nos 40m d'ancre!. Toutes les trois heures, nous inversons les rôles: quand il veille, je dors, quand je veille, il dort. La particularité d'une transat à 2 est donc de laisser peu de répit. Les nuits sont hachées, et l'autre est prêt à se lever si jamais il faut réduire les voiles, même s'il dort d'un sommeil profond et sans rêve.
En quête d'un peu d'air frais, je garde parfois le hublot de notre cabine ouvert. C'est sans compter la perfidie d'une vague qui, un soir, trouve le moyen de s'engouffrer par la lucarne. En plein sommeil, sentant qu'on me jette une bassine d'eau salée à la figure, j'émets un "Haaaa" de frayeur, persuadée qu'on est en train de couler. Ce n'est pas mon seul cri de surprise. A plusieurs reprises, des exclamations d'effroi sortent de ma bouche, pour me rendre compte, les yeux hagards et transpirante, redressée sur mes coudes pour vérifier que Kévin est toujours à bord, que nous sommes toujours là et en sécurité. Alors oui, la nuit, dans le noir, étourdie par les craquements du bateau ployant sous l'effort fourni et les secousses intempestives, il m'arrive d'avoir peur. La peur de couler, de mourir, de disparaître sans s'en rendre compte dure quelques secondes, puis se volatilise.
Un tourbillon d'émotions nous habite, parfois au point de nous déstabiliser: comment peut-on passer en quelques heures d'une sensation d'épanouissement total à une volonté puissante d'en finir au plus vite avec la traversée? A deux et en couple, l'enjeu est d'expulser ce que l'on ressent pour éviter l'effet cocotte-minute, sans pour autant s'entraîner dans une spirale négative. Nous nous adonnons à ce jeu d'équilibriste au quotidien, et nous efforçons d'exorciser nos ressentis.
L'humour est un allié de choix, tout comme la capacité à relativiser: ces deux semaines nous paraissent deux mois, mais dans les faits, ce sont bien deux semaines dans une vie! C'est si peu.
Un océan de beauté
Après quelques nuits à peu dormir du fait de ces conditions variables et de cette satanée houle, se réinstalle une mer docile et bien peignée. Le vent cesse de varier de 20 nœuds plusieurs fois par jour, en quelques secondes. Le bord retrouve une sensation de maîtrise, Amorgos file droit. Nous reprenons des forces et nous mettons à nouveau à aimer la mer, la voile, le bateau, la transatlantique.
Deux semaines sans wifi: au secours?
De plus en plus de personnes payent une fortune pour séjourner dans un espace reclus, sans fibre internet.
Être éloigné des réseaux sociaux, mails, recherches Google et actualités du monde est le nouvel eldorado: on entre dans son cocon, on vit ce qu'il y a à vivre là, l'esprit cesse de gambader entre nouvelles peu encourageantes du monde, factures à régler, conversations à entretenir, flux Insta à faire défiler.
Pour les adeptes du multitasking, le retrait pur et simple de la 4G entraîne le retour d'un sentiment oublié: l'ennui.
Que faire de tout ce temps dont nous disposons, déboussolés par l'arrêt brutal des sursollicitations du monde?
Occupation n°1: conduire le bateau à bon port
Tout d'abord, le bateau requiert sa dose d'attention: prendre la météo, choisir sa route, faire des manoeuvres, remplir le journal de bord, faire des checks "matos"...La veille et la navigation mobilisent notre attention.
La mécanique s'huile rapidement: on détangonne le génois, on le repasse du bon côté, on enlève la retenue de bôme, on prend un ris ou deux supplémentaires pour la nuit, on retangonne, on enroule sous un grain, le lendemain on détangonne, on enlève un ris, voire deux, on retangonne, on enroule s'il y a un coup de vent, on empanne si besoin...et ainsi s'enchaîne cette chorégraphie de jour comme de nuit.
Barrer nous occupe aussi la journée. Nous barrons pour soulager le pilote auto et diminuer au maximum l'allumage du moteur pour recharger les batteries - en complément des panneaux solaires - mais aussi pour garder contact avec le bateau.
C'est même la session de sport de la journée, ce qui n'est pas sans intérêt vu la sédentarité du séjour. Certes, on compense sur nos jambes pour garder l'équilibre en nous déplaçant, mais c'est peu: en barrant, on entre dans la salle de muscu et ça ne fait pas de mal!
En somme: nous faisons corps avec lui, l'apprivoisons comme un cheval de course: le sentiment est plus gratifiant que de prendre le Ferry "Mindelo-Antilles" en se faisant transporter sur Amorgos sans le guider nous-mêmes.
Pour prendre la météo, nous utilisons notre téléphone satellite afin de charger les fichiers GRIB. En complément, nous correspondons avec Mathieu, le frère de Kévin, pour connaître la situation plus macro. Les caprices de l'Iridium Go! (le téléphone satellite) contribuent certainement au charme de la croisière: plusieurs tentatives de connexion sont nécessaires pour parvenir à nos fins.
Cela nous occupe et nous réchauffe le cœur, car la correspondance avec notre famille nous fait un bien fou. Nous nous sentons soutenus, recevons quelques nouvelles du pays et pouvons nous décharger de nos émotions.
S'il est quasi impossible d'avoir une conversation audible sur le réseau, l'échange de messages écrits se fait sans trop de peine. L'opération est bien moins facile qu'envoyer des messages en flux continu sur What's App, mais au moins, cela pousse à aller à l'essentiel, à choisir ses mots.
Pour notre plus grand bonheur, nous n'avons pas de casse matérielle!
Les semaines à fiabiliser le bateau paient: seule une panne électrique générale nous surprend, mais est heureusement matée par Kévin en un temps record. Le hale-bas de grande voile se déboîte, éprouvé par les efforts de l'allure portante, mais reprend sa place peu de temps après.
Ecoutons le récit de Kévin, technicien et homme à tout faire du bord, sur la panne électrique du bord:
Nous sommes au milieu de l’Atlantique, nous avons donc 1800 km dans notre poupe et 1800 km dans notre étrave. Aussi nous venons de terminer une discussion par radio avec un voilier que nous croisons. La VHF indique un message d’alerte: "low battery..." je venais alors de dire à Pauline que nous n’avions pas de problèmes techniques depuis quelques mois déjà! Le message d’alerte disparaît, tout rentre dans l’ordre, on peut aller se coucher. Je m’assoupis doucement.
Bip bip bip.
L'électronique de bord redémarre sans qu’on ne lui demande de le faire. Conséquence? La radio redémarre, pas de problème. L’AIS, qui indique les bateaux aux alentours pour éviter les collisions redémarre, pas de problème. La centrale de bord, redémarre... oups, problème. Le pilote automatique a perdu sa consigne de direction: le bateau ne sachant plus où aller, il faut sauter sur la barre pour éviter un empannage sauvage.
En équipage réduit, perdre le pilote automatique fait partie des problèmes les plus redoutés. Heureusement notre bateau est bien conçu et nous avons un ordinateur de pilote automatique de secours, on le branche, il fonctionne sans encombre, on va se coucher pour résoudre les problèmes à tête reposée. Le lendemain, armé de mon multimètre, me voilà la tête dans le coffret électrique à tenter de trouver la panne.
Heureusement, dans ce genre de situations nous sommes tous les deux particulièrement soudés et nous arrivons à retrouver sang froid et pragmatisme pour analyser avec méthode le problème. Assez vite, je trouve un problème de tension dans le tableau électrique, puis en mode continuité j’arrive à remonter au fil défectueux, puis en mode résistance je détecte le domino défectueux. 100 fois la résistance d’un domino normal! Je le change, coupe le fil oxydé, redémarre l’électronique et bingo, tout refonctionne! Résoudre un problème électrique, certes simple, mais avec un impact si grave dans notre parcours déjà pas simple, me donne un sentiment de jubilation totale!
Occupation n°2: vivre, le plus agréablement possible
La vie du bord prend beaucoup plus de temps qu'à terre. La préparation des repas, la vaisselle, un peu de rangement, un brin de toilette avec la douche à la bouteille nécessitent bien plus d'énergie que d'habitude, tant la cadence du bateau ne facilite aucun déplacement.
Cela me donne parfois la sensation d'être une personne âgée, pour qui le fait de se lever, prendre un petit-déjeuner, se doucher, s'apprêter et cuisiner un peu occupe finalement...toute la matinée.
En dépit des soubresauts de notre monture, nous nous relayons pour effectuer les tâches du bord, ce sans quoi la vie devient juste...invivable. L'adage "un bateau rangé est un bateau en sécurité" vaut aussi bien pour l'intérieur que pour l'extérieur.
Avoir une telle plage de liberté dans nos occupations est un luxe. Quand la fatigue ne vous étreint pas trop, c'est alors le moment d'écrémer la pile de livres qui s'est entassée sur la table de chevet.
Lire, écouter des livres audio (belle découverte!), podcasts (Affaires sensibles, Z comme Zodiaque...) et méditations, jouer au ukulélé, regarder un film...toutes ces occupations terriennes permettent de tuer le temps agréablement.
Occupation n°3: contempler et attendre
Une fois bien abrutis par cette avalanche de sons et lectures en tous genres, l'esprit ne demande plus qu'à s'évader, les yeux à se perdre sur la ligne d'horizon. Le silence est un appel, après trop de vacarme visuel ou auditif.
Là démarre l'expérience phare d'une transatlantique: se laisser absorber par les mouvements de la mer, la course des nuages, le chemin du soleil et de la lune, un vent qui se fait toujours plus chaud, au point de réduire à peau de chagrin notre tenue vestimentaire.
Ce qu'il y a de magique - voire de mystique - dans une telle traversée est le contact renoué avec la nature que cela procure.
Pour y arriver, il faut du temps. Le temps de vivre non plus au rythme des horloges mais seulement du soleil qui se lève et se couche, comprendre le cycle de la lune, penser à tout ce qui nous lie aux Hommes qui nous ont précédés - et qui avaient pour mêmes points de repères les constellations et l'astre solaire...
Il y a même quelque chose d'émouvant à découvrir les richesses de l'astronomie et de l'astrologie: sagesses des temps anciens, elles sont une porte ouverte à des mondes merveilleux et imaginaires, tout en nous rattachant à la réalité de la galaxie dans laquelle nous nous trouvons.
Parfois, nous sommes tirés de cette contemplation par un mouvement dans l'eau. Si des dauphins nous ont escortés au départ et à l'arrivée, nous n'en croisons pas au grand large. Non, ce sont des poissons volants que nous apercevons sans cesse: planant au dessus de l'eau, ils se fracassent sur une vague ou sur notre bateau comme s'ils n'étaient pas maîtres de leur course, laissant alors une odeur pestilentielle derrière eux...
La transatlantique, c'est perdre la notion du temps, cesser de s'énerver contre le sablier dont les grains s'écoulent si lentement, pour se laisser captiver quelques secondes, minutes ou heures par un paysage nocturne ou diurne stupéfiant.
Le décor peut paraître terriblement morne, parfois: du bleu, du bleu, que du bleu. C'en est presque agaçant. Mais ce bleu, toujours, finit par nous fasciner: les ondulations de la mer ne sont jamais identiques, la couleur marine s'exprime autour d'une palette déclinable à l'infini, les lumières du jour et de la nuit ne cessent d'évoluer.
Alors, ça fait quoi de traverser l'Atlantique à la voile?
"Un jour, je traverserai l'Atlantique". Il arrive que nous nous fassions des promesses à nous-mêmes.
Souvent, ce sont des rêves. Les transformer en un projet les ancre dans la réalité. On sort du fantasme, on entre dans la concret. Et le concret ne peut que nous dévoiler une fois de plus qui on est, en prises avec le fait de vivre une situation, et pas seulement l'imaginer!
Parfois, on ne sait même pas à quoi s'attendre, d'ailleurs...Qu'imagine-t-on? Passer deux semaines à chanter "Over the rainbow" au clair de lune? Veut-on faire un exploit, nous rendre en tel lieu, réaliser telle activité, pour annoncer qu'on l'a fait? Ou parce-que nous pensons que cela va nous procurer du plaisir? Derrière la tentation du "check: we did it" se cache une motivation bien plus profonde et mystérieuse: celle de l'accomplissement.
Se lancer dans une expérience implique d'accepter le fait qu'elle nous révèle des choses sur nous-mêmes, tant l'inconnu viendra nous bousculer. Alors oui, nous nous attendons à vivre une "expérience", plaisante et déplaisante par moments, mais en tout cas grandiose.
Comment se sentira-t-on, une fois éloignés des côtes, loin de tout secours et de civilisation? Sera-t-on dans notre élément? Parfaitement vivant dans cet espace de liberté? Ou vivra-t-on un puissant sentiment d'enfermement, dans ce périmètre restreint au sein duquel nous sommes prisonniers volontaires?
Au risque de vous décevoir, force est de constater qu'être au beau milieu de l'Atlantique...ne nous fait pas grand chose.
Au final, traverser la Manche sans voir les côtes ou nous retrouver à plus de 1000 milles (plus de 1852km) des côtes n'est pas si différent. La mer est toujours la même: elle peut être conciliante ou impitoyable.
En transat, une journée dure 48h
Ce qui change, indiscutablement, est le rapport que nous entretenons avec le temps, et de voir à quel point cette expérience nous confronte à nous-mêmes, à l'autre, à notre manière d'appréhender le monde, dans l'action ou la contemplation.
La transatlantique est une ascèse. Elle nous plonge dans un huis-clos duquel nous ne pouvons échapper.
Sur la durée, l'équipage est davantage sollicité: ce qui est supportable quelques heures ou 4-5 jours peut devenir un chemin de croix au-delà d'une semaine.
Le plus déroutant et difficile est cet incessant mouvement du bateau.
Concrètement, dans les conditions telles qu'on les vit, avoir l'impression que quelqu'un nous berce ou nous pousse sans cesse sur une balançoire pendant deux semaines peut générer des réactions de rage désespérée: "Mais arrêtez! Je vous en supplie, arrêtez!"
Si de telles pensées, voire de tels cris - sous forme de jurons à faire pâlir le capitaine Haddock - nous ont souvent habités, elles sont bien sûr tempérées par les bons moments passés en quart sous les étoiles ou à jouer aux échecs, éclairés par la blanche lumière de fin de journée.
Durant ces longues journées, nous avons le temps de méditer. Si la maxime "Ce n'est pas la destination qui compte mais le chemin parcouru" me donne du grain à moudre et du fil à retordre, j'ai de la peine à me l'approprier.
Regarder l'avancée du bateau sur la carte a quelque chose de décourageant "nous avançons si lentement...", me lamentai-je souvent.
Parfois, nous parvenons à oublier l'objectif, et à nous fondre dans le temps élastique de journées clémentes.
Parfois, cela n'est pas possible: suite à une trop mauvaise nuit, la fatigue habite le corps, laissant place à une indolence et à une mollesse abrutissantes.
Accepter de se voir dans cet état, et de ne "rien faire de sa journée" si ce n'est se transporter péniblement de la couchette au carré, du carré au cockpit, n'est pas une sensation des plus plaisantes...tout en étant un excellent terreau d'apprentissage pour cesser de vouloir toujours "faire quelque chose, faire plus".
Nous sommes là, et c'est déjà bien.
Lao-tseu a dit: "si le sommet est trop haut, fais une pause sur un col et sors une bonne bouteille" (ou quelque chose comme ça…)
Quand la montagne paraît trop haute à gravir, mieux vaut se donner des objectifs intermédiaires.
Déjà, l'objectif de la mi-transat est une source de motivation les jours précédents.
Fêter les étapes franchies, y aller pas à pas est la clé pour garder le moral.
Dès que nous sommes à 1000 milles de l'arrivée, nous sablons la bouteille de champagne et ouvrons le foie-gras qui nous suivent depuis Dunkerque...
Cette fiesta nous fait le plus grand bien, ce n'est pas tous les jours qu'on danse au milieu de l'Atlantique sur Bon-Entendeur tout de même!
La fesse mollit, non?
Ce que je n'avais jamais connu avec une telle intensité jusque là est de voir à quel point le corps est mis à rude épreuve.
Pour nous, qui avons l'habitude de marcher, courir, grimper, nager, nous retrouver isolés dans un espace restreint sans possibilité de nous délier les jambes est pénible. A défaut de pouvoir faire nos 10 000 pas par jour, je m'efforce de faire quelques mouvements maladroits de gym et de streching pour préserver ma santé mentale.
Le dos a mal, la nuque est raide. On est mal assis, mal allongés, sans cesse ballotés de droite à gauche, d'avant en arrière. Le corps souffre, et rêve de retrouver un semblant de stabilité, un repas pris à table sans que l'assiette fasse un aller-retour les 3 secondes où vous l'avez lâchée.
Ainsi, le manque de sommeil, le sommeil fractionné, l'absence d'exercice physique, sont des paramètres qu'il faut apprendre à gérer. Et là...force est de constater qu'on est parfois plus résilient qu'on ne le croit: on s'adapte à tout, on serre les dents, et on attend que ça passe.
IV. L'arrivée
Faire son check-in
Apercevoir la terre est un soulagement.
L'île la plus à l'est des petites Antilles se dessine. A moins de 20 milles, les contours de la Barbade émergent enfin! Fous de bassan et dauphins nous accueillent.
Une centaine de milles séparent la Barbade de Saint-Vincent-des-Grenadines, ce qui nous donne de quoi nous occuper la nuit. Il n'empêche que "ça sent l'arrivée", selon la formule consacrée. Les derniers milles s'égrainent à une lenteur phénoménale...
A notre propre étonnement, nous ne sommes pas dans une euphorie particulière. Après quelques jours difficiles en mer, nous voilà simplement "contents".
Pour donner un peu de piment aux dernières 24 heures, nous nous engageons dans une course contre la montre. Pour pouvoir réaliser le test Covid, il nous faut arriver à 8h30 au mouillage de quarantaine. Ce qui signifie...qu'il nous faut tenir plus de 7,3 noeuds de moyenne. C'est largement possible, notre bateau en est bien capable. C'est sans compter les aléas de miss Météo, qui comme toujours nous force à arriser à cause des grains fidèles au poste.
Entre les grains, le vent mollit: nous n'avançons plus. En plein milieu de la nuit, il tombe complétement. A notre plus grand désarroi, nous voyons Amorgos ralentir, passer sous 5 noeuds de moyenne...ce qui signifie qu'il nous faut faire une moyenne de 8 noeuds pour arriver! Certes, avec l'aube, la pompe a air se réactive, mais c'est quand même un sacré challenge!
Nous affalons les voiles avant le passage d'un grain à 40 noeuds, au sud de Young Island, puis nous réfugions dans la baie de quarantaine, située entre cette même île et l'île de Saint-Vincent-des Grenadines. Un employé de la marina nous attend sur son zodiaque. Il nous guide jusqu'à notre bouée de mouillage.
Il est 10h mais nous sommes tout de même attendus pour le test PCR! Branle-bas de combat, nous gonflons l'annexe en moins de 5 minutes et filons sur le Dinghy Dock, escortés par un boy qui s'assure que nous ne sortions pas des rails.
Comme prévu, le bureau ne nous demande même pas de fournir le test PCR réalisé au Cap-Vert, exigé pour l'entrée, et c'est tant mieux car nous avions fait un Quick-Test sérologique, et non un PCR. Le naseau gratté avec vigueur, nous revoilà à bord, entourés d'un panorama superbe.
Palmiers, noix de coco, villas imposantes et luxueuses (apparemment, on est sur le côté richou de l'île), eau turquoise et végétation luxuriantes nous entourent!
Le résultat du test est censé revenir sous 24h à 72h mais, comme nous prévient la responsable du bureau de la marina, "it can take a while". A while...a while...a while plus long que 72h?
Nous n'obtenons pas de réponse, mais comprenons bien vite que nous tombons en plein pendant la fête nationale de Saint-Vincent-des-Grenadines, un pays indépendant: vendredi et lundi sont fériés, et il n'y a pas de résultat le week-end.
C'est à dire qu'une semaine de quarantaine nous attend au mouillage. Jimmy, le big boss de la baie des quarantenaires, nous informe que nous ne sommes pas autorisés à aller sur d'autres bateaux, mais que nous pouvons nager, faire du paddle ou du kayak, nous rendre sur le caillou de Fort Duvernette - un ancien bastion anglais - et commander des fruits et légumes frais et même des langoustes en attendant le verdict.
Une quarantaine difficile...très difficile
Dans ces conditions là, la quarantaine se déroule comme une vraie semaine de vacances à ciel ouvert. Il fait entre 25 et 30°C par jour, nous vivons en maillot et prenons tous nos repas dehors.
Le kit P.M.T (Palmes Masque Tubas) est sorti, et nous partons en exploration sous-marine. De magnifiques coraux, oursins et poissons tropicaux nous offrent un spectacle éblouissant.
Nager nous fait le plus grand bien. Chaque jour, les bateaux se rendent visite en paddle et kayak, et les apéros autour d'un bateau sur nos embarcations sommaires s'organisent.
Il paraît même qu'un apéro clandestin sur le Fort Duvernette aura lieu le soir...
Vous l'aurez compris, cette semaine de quarantaine nous recharge les batteries et, pour la première fois, nous donne le sentiment d'être complétement détendus, sans charge mentale. Nous savourons l'arrivée dans des îles incroyables et toutes proches les unes des autres: pour changer d'île, aller en Martinique ou en Guadeloupe, seuls quelques milles ou dizaines de milles nous séparent...
Fini les nav' de nuits, à nous le bonheur exotique pour les 3 mois à venir!
Conclusion
Voilà, nous l'avons fait. En 13 jours et 21h (pour une moyenne de 6,7 noeuds), nous voilà de l'autre côté de l'Atlantique!
Le verre à moitié vide ou à moitié plein?
Trop heureux d'arriver, nous ne pouvons pas dire que nous n'avons pas vu le temps passer et que tout était formidable. C'était dur, il a fallu être fort, mais nous y sommes parvenus. A peine le pied posé à terre, nous savons que l'effort en valait la peine: la sensation d'avoir vécu une épreuve s'évapore, elle fait place à un sentiment de fierté.
L'adversité forge le caractère et ouvre - quel que soit l'âge - de nouveaux chemins d'exploration et de découverte. Nous ressortons encore plus soudés par cette expérience, à la fois banale car d'autres le font, et extraordinaire car tout le monde ne le fait pas non plus.
Quant à savoir si nous avons apprécié notre traversée de l'Atlantique, la réponse est beaucoup moins binaire et donc simpliste que "j'ai aimé / je n'ai pas aimé". Il y a eu des moments de joie, de bonheur même, dans cette vie si atypique, en proie aux éléments, et il y a eu d'autres moments difficiles.
C'est à mon sens l'ambivalence des grandes traversées. Au final, une transatlantique, c'est une alternance cadencée de pépites extraordinaires et de moments plus durs à supporter
En discutant avec d'autres équipages à l'arrivée, nous comprenons que cette transat était bien costaude, et qu'il n'en est pas toujours ainsi. Nous ne sommes pas les seuls à avoir souffert du roulis.
La grande croisière, une affaire humaine plus que nautique
De cette transat, nous retenons que la gestion du sommeil et de l'équipage est la clé pour que tout se déroule au mieux.
Clairement, nous nous sommes mis dans le rouge dès le début: une fois que le vent s'est levé au bout du 3ème jour de transat, nous avons réduit les voiles, certes, mais avancions tout de même à 8 nœuds en route directe.
Les conditions étaient costaudes. Nous nous disions "au moins, ça nous fera arriver plus vite!". Certes, mais dans quel état? Le plus sage aurait été d'accepter de perdre en cap, de loffer pour être sur une allure plus appuyée, afin que cesse cet usant roulis et que je puisse dormir.
Nous retenons la leçon pour la suite et ferons différemment pour la transat "retour".
Déjà, nous accueillerons un ou deux équipiers supplémentaires, ce qui allègera considérablement la pression psychologique et physique du bord, tout en créant une ambiance plus festive. Ce sera différent...et ce n'est pas maintenant. Laissons donc reposer ce qui vient de se vivre, car il est temps de profiter de notre "récompense", ces îles antillaises que nous avons bien méritées après tant d'efforts fournis.
La suite au prochain numéro…
Et c'est parti pour les mouillages de rêve dans des criques d'un bleu turquoise, pour les trois mois à venir...Les Grenadines s'ouvrent nous pour commencer.
Voyager au temps du Covid reste quelque chose de possible, sans être simple pour autant. Il nous faudra être flexibles et futés pour optimiser notre séjour dans les îles, pour ne pas passer 3 semaines en quarantaine ici et là, en se faisant ratisser le fond du nez une dizaine de fois.
*Complément d'explication sur le grain, by Kévin-Jamy @cestpassorcier
Un grain est un nuage qui condense: l’air chaud monte, il va se refroidir en remontant jusqu'à atteindre la même température que l’air ambiant et se stabiliser.
Mais là, il y a une particularité: la journée il fait très chaud et l’air va donc se saturer en humidité, la nuit il fait froid dans l’air mais la mer reste chaude, en montant l’air va donc se condenser, ce qui dégage encore plus de chaleur (le changement d’état des liquides dégage de la chaleur latente) et fait monter tout cet air encore plus haut (et forme un beau cumulonimbus).
Alors pourquoi cela amène t-il beaucoup de vent et de pluie?
La pluie, parce que le nuage condense, et donc devient liquide, on prend alors des seaux d’eau sur la tête.
Le vent, parce que tout cet air qui monte aspire l’air qu’il y a autour d’un grain. A l’avant du grain, le vent des alizés va tomber; sur les côtés, le vent va changer de direction vers le grain, à l’arrière le vent aspiré va s’additionner au vent des alizés et générer des grosses bourrasques de vent (de 20 à 40 nds parfois!).
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Merci Mathieu, nos familles et amis pour votre présence pendant cette traversée, qui nous a rappelés que nous relevions alors un défi pas si commun que ça.