Interview à la volée
Cet article ouvre une série d’interviews réalisées par notre amie Marine, dont la première a eu lieu le soir de notre arrivée à Lanzarote, dimanche 1er novembre.
Le French confinement, comment le voyez-vous depuis les îles Canaries, l’un des rares endroits dans l’UE à être encore ouvert ?
Kevin: Ça nous a mis un coup. Nous aurions eu envie d’être « avec nos proches », non pas physiquement car on sait qu’il faut respecter la distanciation sociale, mais sur le même territoire, pour vivre la même chose, par solidarité. Là, on se sent loin... Sans compter que la distance peut forcer le trait : il est facile de dramatiser sur la manière dont les gens vivent ce reconfinement, en plus de baliser sur l’avenir économique et la situation sanitaire. On se sent impuissant. C’est étrange d’avoir la possibilité d’autant en profiter dans ce contexte…
Pauline: En effet, nous avons une impression ambivalente: nous nous sentons chanceux, tout en étant décalés par rapport à ce que les Français vivent. Concernant l’annonce du confinement, mes parents devaient nous rejoindre à Gran Canaria le 7 novembre. Nous étions donc collés à l'appli du journal Le Monde dans l'attente de la prise de parole du gouvernement. Quand la nouvelle du reconfinement est tombée, c’était comme si ça nous arrivait aussi. C’est un vrai coup dur car les proches nous manquent et les parents se préparaient au voyage avec tant de joie depuis deux mois. Ce sera pour une autre fois!
Vous parlez d’avenir professionnel, à quoi pensez-vous?
Kevin: Notre particularité, par rapport aux personnes actuellement confinées en France, est que nous nous retrouvons dans une situation qui sera encore plus incertaine à notre retour. Pauline doit retrouver un travail et la situation économique va forcément impacter cette recherche. Peut-être pas de façon négative, mais le côté incertain de ce futur sera exacerbé par rapport à un retour prévisible, avec deux jobs et une maison qui nous attendent. Cette maison, ce taf, on va devoir les chercher! Nous avons choisi de vivre ce projet, nous assumons ce choix de vie et l'incertitude qui nous attendra pour le retour…sachant qu'elle ne sera que transitoire! On retombera sur nos pattes.
Pauline: Selon les jours, nous voyons cette situation comme étant soit plombante, soit source d’opportunités. Nous nous efforcerons de faire pencher la balance dans le second sens! Surtout que dans l'Economie Sociale et Solidaire et le développement durable, ma spécialité, il y a des choses à créer, vu le contexte! Quand il y a une crise, c'est qu'une renaissance nous attend derrière…j'ai envie d'y contribuer.
Le Covid est-il très présent aux Canaries, là où vous êtes en ce moment?
Pauline: Tout dépend des îles sur lesquelles on se trouve. Plus l’île est petite, plus on est déconnecté. Aux Canaries, nous savons que des îles peuvent fermer leurs frontières. Heureusement, pas toutes…ça commencera par les plus grandes si ça doit arriver (Gran Canarie, Tenerife). A la Graciosa, à part le port du masque dans le bourg, on n’était pas embêté. On a vu tous les jours des ferries de touristes arriver. Le tourisme est ralenti, mais pas à l'arrêt. On continue à vivre quasi normalement, se rassembler, aller au resto, au café.
Cela dit, même de là où nous sommes, nous avons le sentiment que l’étau se resserre…nous savons depuis le début que nous avons beaucoup de chance d’être arrivés jusque là: jusqu’à quand parviendrons nous à passer entre les mailles du filet?
Comment cela impacte-t-il directement le voyage ?
Kevin: A ce stade, nous ne sommes pas impactés. Mais nous surveillons de près le confinement dans les différents pays et l’ouverture aux plaisanciers, pour savoir si nous faisons la traversée de l’Atlantique. Pour traverser, il faut que les îles soient ouvertes en face! Vu le contexte, il nous semble plus simple d’atterrir aux Antilles françaises (Martinique ou Guadeloupe). Là-bas, nous pourrons faire un test Covid, avant de rejoindre d’autres îles, si elles sont ouvertes. L’idée est de rester flexible: si on ne peut rester que sur les îles antillaises françaises, on s’adaptera! Passer 3 mois en Martinique et en Guadeloupe à faire de la planche à voile et du kite, c’est sympa aussi! Tant pis pour les autres îles, si ne n’est pas possible…On aura fait la transat, le contrat aura tout de même été rempli!
Et sur vos destinations, qu'est ce qui peut changer ?
Pauline: La question actuellement est de savoir si nous allons au Cap Vert. Le pays est ouvert, mais peut se refermer du jour au lendemain. Sans compter qu’il y a une recrudescence de la piraterie en mer, surtout dans le sud. Aussi, nous craignons d’être mal accueillis par la population locale, qui peut voir d’un mauvais œil l’arrivée d’étrangers sur leur territoire, même s’ils vivent du tourisme. Cela dit, il faut faire attention: il y a beaucoup de rumeurs et de légendes urbaines, des fantasmes aussi, sur le Covid et l’accueil dans les pays: au final, quand on contacte les marinas et des plaisanciers qui y sont via l’appli de navigation Navily, on se rend compte que c’est paisible, que tout va bien...Nous apprenons à nous faire notre propre opinion, pour prendre les bonnes décisions. Si on n'écoute que les nouvelles dramatiques, c'est l'immobilisme! Surtout qu'elles sont fake en général…
Donc à ce stade, on reste sur notre plan initial. Nous avons un plan B et un plan C sous le coude, si jamais ça change…
Malgré le fait de suivre de si près l'actualité, ressentez-vous un décalage ?
Pauline: Parmi les équipages rencontrés ici, certains vont devoir rentrer à cause du Covid. Par exemple il y a parmi nos amis un médecin-anesthésiste qui est réquisitionné pour la seconde vague: la famille a donc aménagé son séjour. Ils laisseront le bateau aux Canaries pour 6 mois et reviendront cet été pour aller aux Açores. La réalité du Covid peut donc se sentir très concrètement. Néanmoins, avec les bateaux français rencontrés, nous avons créé une bulle, sympathique et solidaire. Clairement, il existe un décalage entre ce qu’on vit et la situation en France. Tandis que les gens galèrent en métropole, nous, nous réalisons notre rêve, nous évoluons dans des décors grandioses. Après, il est vrai que plus nous prenons le large, plus les écarts de température se creusent et plus les réalités de la vie quotidienne divergent. Notre but n’est pas de rendre les gens jaloux mais de partager ce qu’on vit, de montrer que c’est possible, même dans un contexte incertain, d’oser, d’y aller.
Il pourrait être indécent d’autant en profiter pendant cette période troublée, mais les retours des personnes qui nous lisent sont très encourageants, nous remerciant de partager ces moments. Quand on nous dit “vous avez raison d’en profiter”, ça nous fait du bien! Notre voyage offre aussi une bulle d’air aux imaginaires confinés. Finalement nous devons assumer le fait de vivre quelque chose d’exotique et de positif, sans culpabilité: c’est une réalité, nous sommes partis et nous vivons des choses différentes.
Beaucoup de gens envient ceux qui sont en voyage, il y a cette impression de liberté qui se dégage.
Kevin: En réalité, malgré le fait d’être en bateau, en plein air, on perd ce sentiment de liberté totale avec les événements. On joue au chat et à la souris: on est à l’affût des tendances, et on est prêt à partir ailleurs si jamais la situation se dégrade sur une île.
Le mot « aventure », lui, prend tout son sens en revanche. Nous réalisons une aventure en soi depuis juillet, mais là, de nouvelles contraintes s’ajoutent et ça fait partie de la définition même de l’aventure, avec l'imprévu qui va avec. Clairement ce n’est pas du tout le tour opérateur de Disney où tu sais exactement ce qui va t’arriver et à quelle heure. Les prévisionnels sont faits pour évoluer!
Pauline: Après bien sûr, nous sommes super contents d’être là. On vient ce dimanche de longer la côte de Lanzarote depuis la Graciosa. Les sept heures de navigation étaient très agréables, face à des paysages volcaniques. Nous vivons une grande liberté d’espace et de mouvement. Quand tu gambades dans le désert, tu peux avancer, respirer, tout en sachant que pour d’autres ce qui nous semble naturel ici, est une exception là-bas. On sait qu’on a beaucoup de chance. C’était quitte ou double en partant, et on est gagnant!
Est-ce que vous nous enviez quelque chose à nous, confinés, présentement en ce moment ?
Pauline: J’envie beaucoup le « chez soi » où l’on se sent bien : avoir plusieurs pièces, pouvoir installer son tapis de yoga - actuellement je ne peux pas l’étendre sur le bateau, cela me manque beaucoup - tout ce qui est cosy & cocooning, comme le bon canap’ pour regarder un film, la vraie salle de bain, la machine à laver, l’eau chaude. L’espace…
Kevin: Nous avons ce projet de nous installer dans notre propre « chez nous » à l’issue du voyage. L’épisode de Covid amplifie l’envie de s’installer dans une maison, avec le confort et le matériel qui vont avec. Ici, nous galérons avec la data, dès que nous voulons voir une vidéo ou transférer des photos, on doit trouver du wifi. C’est de plus en plus rare. Avec le four, si nous voulons faire de la pâtisserie, c’est aussi galère.
Nous voyons de très chouettes initiatives de nos amis (entrepreneuriat, déco, cuisine…), depuis leurs espaces confinés, que nous ne pourrions pas réaliser ici. Finalement, nous aimons rêver au projet suivant: nous poser dans une maison qui nous ressemble. Notre bateau reste un habitat temporaire. Imaginer rentrer chez soi sans devoir consulter la météo chaque soir et décider ensuite si tu cales ton appart rue Lecourbe ou rue de la Convention, dormir sans avoir à installer le pare-battage sous la maison car sinon nous entendons le clapot en permanence, ce sera confortable et sécurisant. Je te donne un autre exemple: ce matin, nous avons retrouvé le bateau rempli d’eau dans les fonds au bout d’une heure de navigation...c’est stressant.
Quand tu vis en ville chez toi, ce ne sont pas des questions que tu te poses. Ta maison, c’est ton abri, l’endroit où tu es en sécurité. Les contraintes disparaissent car tu n’es pas sur l’eau, dans une maison flottante et éprouvée par les éléments, tu ne vas pas chercher de l’eau pour boire et te doucher, du gaz pour cuisiner, tout vient à toi. L'aventure a a son charme, mais nous serons contents de rentrer. Une chose est claire, nous n’avons pas attrapé le virus de vouloir partir indéfiniment!
Pauline: Nous savons que nous regarderons dans le rétroviseur une fois rentrés, et que l’on se dira “c’était extraordinaire”, peut-être même qu’on refera un voyage en mer dans 10 ans... Mais oui, ça nous donne envie de poser nos valises, d’avoir un petit jardin, de nous lancer dans un potager, d’être proches de nos copains et de la famille. Avec les événements, j’ai aussi très envie de m’investir professionnellement pour la transition énergétique. Avec tout ce qui se passe, on voit bien qu’il y a une nouvelle manière de produire et de vivre à imaginer, des changements de mentalité à accompagner. J’ai hâte de trouver ma nouvelle voie professionnelle, de participer à ce futur plus “résilient”.
Merci pour cet échange « à chaud ». Ultime bafouille pour vos fidèles lecteurs ?
Pauline & Kevin:
Nous sommes heureux de nous être lancés dans le projet, même s’il y avait beaucoup d’incertitudes quand Pauline a dû lâcher son job. On espère que ça donnera envie à d’autres d’oser faire des projets, même dans un contexte incertain et peu sécurisant. Le principal est de s’adapter et d’être prêt à en assumer les conséquences, si tout ne se passe pas comme prévu! S'il le faut, nous resterons sur la zone Canaries-Açores, si jamais la transatlantique ne peut pas se faire. Ce n’est pas grave, on a déjà tout gagné en arrivant jusqu’ici…
Aussi, nous voulons vraiment redire ici que nous communiquons avec le désir de partager ce que nous vivons, de manière brute, sans filtre. Pas pour envoyer du rêve même si ça peut faire rêver, mais pour montrer toutes les facettes d’un projet comme celui-ci, avec ses hauts et ses bas.
Merci pour vos retours disant que vous appréciez nos partages et que ça vous fait voyager ! Vos commentaires nous portent beaucoup. Merci à tous.
Merci à Marine pour ton talent journalistique!